Archives expositions personnelles France

Archives expositions personnelles (C)

Le texte d'Arno Bertina


Il y a quelque chose de mort dans les photos d’Emmanuelle Coqueray : ses paysages sont des constats d’apocalypse écologique (décharges, terrains vagues) ou urbanistique (des grands ensembles), quand ce ne sont pas des rebuts photographiés à raz de terre (des pins écrasés, une plume d’oiseau, une tâche d’essence sur le goudron, des morceaux de pain dur, etc.).

Ces images séduisent pourtant. A quoi tient leur charme ? Qu’est-ce qui m’incite à penser qu’elles ne viennent pas appuyer le constat d’un monde à la dérive ? Qu’elles traquent autre chose ?


J’essaie de me projeter au coeur de ces images. Ce n’est plus une photographie mais un paysage que j’arpente ou je traverse. J’ai des chaussures de marche – boueuses à Vaulx-en-Velin, poussiéreuses au Burkina Faso. Je suis à Marseille, à Bruxelles, je ne croise personne ; je tourne autour des immeubles, passe la voie ferrée, longe un autre ensemble : personne. Auprès de ces deux arbres (Bron), j’attends Godot ; au bord du Rhône, j’imagine trouver des pécheurs, mais non, je suis seul. Un fantôme, à la rigueur, qui agite ce buisson arlésien, mais c’est tout. Cette solitude est angoissante, elle laisse la place – paradoxalement – à la peur d’une agression. La ville aurait été évacuée, par exemple, et je serais le seul à ne pas le savoir ; à ne pas savoir qu’il est interdit de quitter son logement, parce qu’une usine des environs a explosé. Cet état d’alerte me rend hyper sensible aux signes, à une certaine qualité de lumière par exemple : celle du matin peut-être, sur plusieurs photographies, est celle de l’aventure, de ce froid piquant qui saisit les joues et gerce les lèvres – une lumière blanche, un peu grise, parfois très légèrement rosée. Plus douce qu’il n’y parait, elle serait presque un peu ouatée. Je ressors de l’image, reviens devant la photo : les lignes géométriques, la composition irréprochable des photos d’Emmanuelle Coqueray, sont un leurre en quelque sorte ; elles font croire, ces lignes, que le visible est le sujet de ces images, alors que c’est l’invisible (la lumière) qui absorbe l’attention et rend ces photos entêtantes. Cette lumière qui baigne ou imbibe, ouatée, tous les objets de ces images sans être à aucun d’eux ; qui est entre les objets sans être pour autant visible (aucun clair-obscur tragique ou spectaculaire) ; qui arase la crête ou la première couche des couleurs pour régner seule. Cette lumière, ce gris légèrement rose, a des qualités physiques ou érotiques, une forme d’élégance qui infléchit ou adoucit la composition parfaite – et pourrait du coup remettre en selle des Robert Franck ou des Bernard Plossu qui pratiquent une autre photographie, tout en les laissant dans le lointain. Les contraires ne s’opposeraient plus de manière si rigoureuse…


Je suis cette piste : les photographies d’Emmanuelle Coqueray donnent à voir des verticalités (des arbres, des immeubles). Les immeubles font bloc, les arbres poussent où il n’y a pas de vie ; dans les deux cas, c’est de la vie dressée, une poussée de sève qui ne se discute pas. Ces formes victorieusement verticales sont d’autant plus dressées qu’il n’y a plus rien autour, mais un paysage désolé. Cet espèce d’arbre, à Vaulx-en-Velin, au bord du Rhône, chargé de fleurs ou de baies rouges… Les deux arbres de Bron qui poussent au milieu de nulle part, frères en solitude du tronc de Ouahigouya…


Je reprends et continue : l’image est sobre, son trait le plus caractéristique est une sorte de dénuement (peu de lignes, une organisation claire de l’espace, et pas un homme pour venir mettre du mouvement là-dedans). Ce dénuement donne aux choses photographiées une sorte d’évidence : il n’y a qu’elles et rien d’autre. Cette épure pourrait donc faire des tours de Vaulx-en-Velin un signe clair, évident (le signe d’un échec car ici des gens devraient vivre et l’on ne voit personne, ça sent la mort). Mais ces photos sont plus riches que cela ; au lieu d’assurer la stabilité du discours, cette simplicité met à nu et magnifie l’ ambiguïté du signe. En photographiant une certaine qualité de lumière, en agençant des verticalités (arbres et immeubles), elle donne à ces formes mortes beaucoup de la vie qui persiste dans ces arbres, et dans l’air (une certaine douceur). Cet immeuble isolé apparaît neuf et dressé, presque fier ; par la grâce de la lumière choisie, du cadrage, il est aussi magnétique que le monolithe noir filmé par Kubrick dans 2001 l’Odyssée de l’espace.


Je pensais que ce trouble, cette ambiguïté, ce tremblement, étaient le propre de la littérature, qui doit composer avec des mots ne résonnant jamais de la même façon chez un lecteur et son voisin. Je pensais qu’elle en était la chance, et la force, comme chez Balzac, mais il semble que d’autres médiums permettent de se porter à ce point de vertige où les signes les plus assis, les plus massifs, deviennent troubles et légers. Ils s’ouvrent. Si la photographe a pu croire un temps dans la stabilité indiscutable des choses qu’elle photographiait, elle en est venue à réintroduire du mouvement (esthétiquement, discursivement) dans ce paysage où il n’y en a pas (plastiquement). Encore faut-il pour cela s’ouvrir à autre chose que son propre regard sur le monde ; encore faut-il aimer fermer les yeux, et laisser passer certaines choses (un humour à la Tati dans cette image de Barcelone) au risque de la contradiction (l’oeil voit des choses qu’une certaine intelligence n’a pas le temps de verbaliser, c’est le moment de déclencher). Encore faut-il être fasciné. (Je fais jouer la fascination contre le goût du discours et des pseudo-vérités monolithiques.) C’est là certainement ce qu’on appelle le talent (le fait de ne se défendre qu’à moitié contre ce que la fascination produit sur nous), ou, pour rendre la chose moins personnelle, ce qui distingue les oeuvres intéressantes de celles qui nous remuent et nous transportent.
























 







Emmanuelle Coqueray, Terrain vague, Espace arts plastiques, Vénissieux

Exposition du 28 avril au 30 juin 2012. Espace Arts plastiques, Maison du Peuple, 12 rue Eugène Peloux - 69200 Vénissieux. Tél.: +33 (0)4 72 50 89 10. Ouverture du mercredi au samedi de 14h30 à 18h.

© ArtCatalyse / Marika Prévosto 2012. Tous droits réservés

  Emmanuelle Coqueray, Terrain vague
  Espace arts plastiques, Vénissieux
  28.04 - 30.06.2012