Exposition au Magasin - Centre National d'art contemporain, Grenoble
Benoît Mangin:
Toutes ces contradictions nous amènent justement à l'espace central et à cette grande installation qui est un peu une charnière. Elle est constituée de têtes masculines féminines en verre, faites d'après des moulages de nos propres têtes, et qui sont suspendues en tension entre ciel (plafond) et terre, et régulièrement - selon un programme aléatoire que nous avons installés - une de ces têtes, en fait le lien qui la rattache au sol est rompu et la tête va s'exploser au plafond en libérant un gaz, du protoxyde d'azote, plus communément appelé le gaz hilarant, et qui est utilisé pour anesthésier ou pour mettre dans un état second, hilare. On a appelé cette installation "la persistance déraisonnable à faire de l'art". Ce titre, assez long et assez ironique d'une certaine manière, nous replace dans une position plus existentielle, après l'accumulation d'incohérences qu'on vient de traverser. Et on va basculer à partir de cette pièce-là vers un ensemble d'oeuvres réparatrices à nos yeux.
Ainsi une première salle, constituée de dispositifs qu'on a mis au point pour entrer en communication avec le monde animal, se veut un élément réparateur pour nous. Ce sont d'une certaine manière des prothèses nous permettant de communiquer avec différents animaux, et on les présente parallèlement avec la captation sous forme photographique d'une de ces mises en communication. Ce genre d'expérience éthologique, quasi scientifique, est pour nous très chargée de désir existentiel, "d'expérimenter de notre vivant une vie animale" pour reprendre les mots de Marion, et il y avait là une sorte de nécessité de sortir de nous-mêmes pour essayer de construire quelque chose de positif, en tout cas qui nous satisfasse, qui nous fasse garder un certain espoir vital.
De l'autre côté, dans une autre salle, une série de photos qu'on a faites en Angola et dans un parc animalier qui a été ouvert après 30 ans de guerre civile. On y a joué le rôle de photographes animaliers éthologues à la recherche d'animaux d'autant plus difficiles à capter, d'autant plus que le parc avait récemment été entièrement reconstitué artificiellement avec des animaux venus d'Afrique du Sud, et là on a mis en place en fait un certain nombre de procédures, exactement sur le même modèle que celles qu'utilisent les photographes animaliers.
Marion Laval-Jeantet:
Il faut considérer aussi que ce qui est complexe, c'est que lorsqu'on parle de dimension existentielle, le but n'est pas d'être simplement des éthologues, dans ce type de choix, le but est aussi d'essayer d'aller au-delà de ce qui pourrait sembler manquer de sens dans le monde actuel et de comprendre quel serait le sens caché, l'envers du décor. Ainsi, on peut lire ces photos de façon très littérale, cependant elles sont en fait toutes travaillées de telle sorte qu'elles puissent dévoiler quelque chose qui est de l'ordre du sens caché des choses. Je vais donner l'exemple de cette figure qui est "leo et bos" et qui en fait est la conséquence d'une rencontre que j'ai eu avec le traducteur de la Bible de Jérusalem. Elie Chouraki vit en Israël, selon lui toute image biblique serait profondément "terrestre", vraisemblable, c'est-à-dire qu'elle pourrait véritablement avoir existé.
Il y a une image comme ça qui me trouble depuis très longtemps, qui a failli être notre nom de duo, qui est "le lion et le boeuf mangeront la paille ensemble", c'est un verset post-apocalyptique d'Isaïe. Je lui disais "cette vision qu'on appelle 'la paix des animaux', à quoi correspond-elle? Et il m'expliquait que ça correspondait à l'évidence d'un espace sacré sur terre. J'ai donc essayé de comprendre cet espace sacré. Cela commençait avec la compréhension du lien entre lions et gnous dans ce parc. Après avoir observé longuement et travaillé avec des scientifiques, j'ai compris que les gnous isolés étaient suivis à la trace par les lions, avec une distance de peut-être 24 heures, et donc on s'est retrouvés à placer des appareils photo face à une dizaine de gnous solitaires, jusqu'à trouver celui qui était véritablement poursuivi par un lion, et qui me permette de prendre exactement la même photo, là où le lion se poserait sur la trace olfactive laissée par le gnou.
De fait, cette image n'est pas un photomontage, mais une juxtaposition de deux images prises au même endroit à 24h d'intervalle: celle du gnou et celle du lion qui effectivement se retrouvent paisibles l'un face à l'autre. Seule la composante du temps a simplement été gommée. Et c'est là qu'on peut comprendre que l'espace du sacré commence dans cette hypothèse avec l'abolition du temps. Ce type de découverte sont des découvertes qui à chaque fois correspondent à des recherches mi-scientifiques, mi-mystiques. Cela peut être comme ici une recherche mystique mais que j'essaye de transposer dans un élément naturel...
Beaucoup de ces oeuvres suivent des expériences anthropologiques que j'ai menées dans des systèmes assimilés au chamanisme, tels que les systèmes initiatiques des tribus du Gabon forestier, telles que les Mitsogho, les Pinji ou les Baka, apparentées aux pygmées. Nos initiations dans ce type de culture visaient à comprendre le monde différemment, en tout cas différemment du système occidental, et d'avoir on va dire une connaissance plus éclectique des choses. Donc on retrouve cette dimension mystique jusqu'au bout, avec une dernière installation qui est une vision retransposée. Une vision qu'on s'est refusé à expliquer, car "définir c'est le contraire d'infinir" comme disent mes pairs bwitistes. On a préféré simplement laisser à la disposition du spectateur la lecture d'un moment initiatique dans un casque audio, un moment qui précède la vision en question. Le spectateur peut ainsi avoir une idée du type d'expérience d'où proviennent ces visions. Et la vision est offerte juste telle que. Elle n'est pas explicable finalement, autrement que par la perception qu'on peut en avoir.
© ArtCatalyse / Marika Prévosto 2012. Tous droits réservés
Exposition du 30 mai au 5 septembre 2010. Le Magasin Centre national d'art contemporain de Grenoble, Site Bouchayer-Viallet, 155 cours Berriat - 38000 Grenoble. Tél.: +33 (0)4 76 21 95 84. Ouverture du mardi au dimanche de 14h à 19h.
Archives expositions personnelles France
Art Orienté objet, L’Alalie
Le Magasin, Grenoble - 30.05 - 05.09.2010