Exposition au Magasin - Centre National d'art contemporain, Grenoble
Yves Aupetitallot, directeur du Magasin:
[...] L'exposition que vous présentez à Grenoble est dans le droit fil de ce travail que vous développez depuis 20 ans et a pour titre "l'alalie". Est-ce que vous pouvez nous expliquer à la fois je dirai le titre et l'exposition elle-même en nous donnant des détails sur chacune des pièces ?
Benoît Mangin:
"L'alalie" pour commencer en fait est un mot qu'on a trouvé assez beau, c'est un mot un peu désuet, le premier mot qu'ont employé les pathologistes pour désigner ce qu'on appelle beaucoup plus couramment l'aphasie aujourd'hui. Mais l'alalie a une portée quand même nettement moins pathologique et plus poétique a priori dans sa formulation que l'aphasie. C'était bien ce vocable qu'on voulait invoquer comme titre pour l'exposition car, effectivement Marion le disait, il y avait une dimension à la fois pathologique et réparatrice dans notre travail. Plus nous sommes plongés dans dans les problèmes comportementaux, sociaux, écologiques... plus nous rencontrons cet état de relative aphasie, de stupeur. C'est-à-dire qu'on reste d'une certaine manière sans voix devant le vertige existentiel qui s'ouvre sous nos pas.
En même temps, nous avons développé dans cette exposition à la fois une sorte de mise en espace de ce sentiment d'aphasie - il y a dans l'exposition beaucoup de choses qui disparaissent, qui se détruisent d'elles-mêmes, qui s'effacent - et en même temps on termine sur une installation qui a l'air d'une sortie vers un ailleurs, vers autre chose, peut-être cette fameuse dimension réparatrice dont parlait Marion. Pour nous, l'exposition est décomposée en deux moments, avec une sorte de soudure centrale. Le premier moment avec une dimension qu'on revendique comme beaucoup plus écologique, disons même militante écologique, et une deuxième dimension qui est beaucoup plus existentielle à nos yeux, avec une pièce centrale qui est une charnière. Tu peux peut-être un peu expliquer.
Marion Laval-Jeantet:
Oui, déjà il est vrai qu'on a choisi le terme d'alalie à cause de son homophonie avec l'hallali, le moment où l'animal est tué. Nous avons trouvé très intéressant de pouvoir repérer comme ça un mot qui permettait une ambiguïté entre un sens humain et animal. C'est une manière de continuer à intégrer l'altérité dans ce qu'on produit. Ce début d'exposition est véritablement lié au problème écologique dans lequel tout le monde est plongé maintenant, qui nous préoccupe depuis plusieurs décennies, et qui devient omniprésent actuellement. Nous nous retrouvons quotidiennement face à des situations qui sont extrêmement ambiguës, qui figurent des antagonismes insolubles.
Ainsi, dans l'exposition, le spectateur est confronté à la présentation d'une empreinte d'ours polaire récupérée dans la neige au Svalbard. Il est évident que ramener cette empreinte est en soi anti écologique, mais si on ne la ramenait pas comment pourrait-on objectiver la réalité d'un geste anti écologique? Donc elle est là aussi comme une espèce de prise de conscience de ce qui est de l'ordre de l'anti écologique, y compris le voyage, même si c'est un voyage de découverte naturaliste. On est devant une ambiguïté absolue. Un oxymore. Un abîme.
Benoît Mangin:
Oui et elle est conservée, telle qu'elle a été trouvée, dans un congélateur. Et l'effort pour la conserver d'une manière fétichiste est en lui-même quelque chose qui ne peut que stigmatiser les conditions mêmes de sa disparition.
Marion Laval-Jeantet:
Du reste, elle est accompagnée d'un film - je crois qu'on n'en a pas encore vu jusqu'à présent avec cet effet - dont le timecode est écrit en CO2. C'est-à-dire que la progression dans le film est dénombrée par la quantité de CO2 qu'on a produit pour récupérer cette empreinte écologique. Ce film, qui est simplement un road movie de la quête de l'empreinte, présente en permanence à gauche de l'écran les kilos de CO2 produit. C'est la prise de conscience d'une réalité assez simple, dont on n'a pas forcément la notion permanente quand elle n'est pas cristallisée sous une forme comme celle de l'oeuvre proposée.
À côté de cette oeuvre apparaît justement l'installation l'alalie, qui est une grande carte sur laquelle on a travaillé plusieurs mois - d'autant plus que j'étais immobilisée - avec toutes sortes d'ouvrages d'anthropologie et en entretenant une correspondance fournie avec des anthropologues. Nous avons cherché au maximum de noms d'animaux en voie de disparition. Avec une corrélation entre les deux. La rareté des animaux équivalant à la rareté des locuteurs.
Cette carte n'est qu'un phénomène éphémère, puisque dans dix à vingt ans, la plupart des animaux et des locuteurs qu'elle évoque aura sérieusement régressé elle-même. De ce fait, logiquement, elle s'efface régulièrement. Elle est balayée à peu près tous les deux jours, ce qui correspond d'après l'IUCN à l'intervalle de disparition d'une espèce animale. Donc, tous les deux jours, elle est balayée par un essuie-glace géant muni de pinceaux, et elle disparaît progressivement. Nous avons découvert avec l'ethnozoologie qu'il y avait un lien très intéressant entre des populations minoritaires dont les langues disparaissent et la capacité à cohabiter avec des espèces animales qui se raréfient. En fin de compte, ces espèces animales disparaissent aujourd'hui, et les populations qui arrivaient à cohabiter avec disparaissent aussi. C'est un mode de compréhension et de capacité à vivre sur terre qui est en train de disparaître, ce qui pour nous est très inquiétant, ces savoirs qui nous échapper. Le côté "disparition de la carte" peut paraître pessimiste, mais il est avant tout un acte de survie.
Après, on a un ours polaire tricoté qui est peu un attrape-nigaud, c'est un ouvrage d'art appliqué, entièrement tricoté, qu'on veut nécessairement voir de près. Cela a lieu devant nous, sous un ensemble de lampes électriques très intenses, qui s'éclairent dès qu'on rentre, nous en provoquons l'allumage. Ce dispositif en fait est un dispositif très ambigu. Dedans on retrouve cette préoccupation que nous avons d'introduire l'artisanat, le bricolage, plutôt que la dépense industrielle. Parce que c'est toujours ça de gagné, la valeur humaine, artisanale, à nos yeux est une valeur écologique. Donc il est tricoté intégralement, ça a un côté assez absurde, dément, quand on pense au temps qui a été passé dessus.
Et en même temps ce travail fou n'est là que pour attirer les gens sous un piège: l'ensemble de lampes électriques à économie fluoro-compactes de première génération qui sont hautement irradiantes. En fait quand on rentre dans cette pièces, et c'est la raison pour laquelle elle s'éteint au bout d'une minute, on s'expose à recevoir en quelques minutes l'équivalent de l'irradiation de deux radiographies pulmonaires, donc il n'est pas conseillé d'y séjourner beaucoup. Et c'est effectivement une oeuvre qui à nouveau insiste sur toutes les incohérences qui nous entourent, ainsi on voudrait prendre de bonnes résolutions pour réduire les questions d'augmentation du CO2, y compris utiliser ces lampes fluoro-compactes, mais on se rend compte qu'elles sont toxiques pour notre santé, qu'elles contiennent du mercure, que leur bilan carbone de fabrication est mauvais, bref qu'elles sont un pur travail de "greenwashing", un produit pour continuer la croissance. Et c'est comme si chaque fois qu'on bougeait quelque chose, une conséquence néfaste suivait. Toutes ces incohérences, tous ces antagonismes nous laissent sans voix justement. Cette oeuvre est encore dans le même état d'esprit que l'alalie, un état de vertige où règne l'impossibilité de comprendre où agir, quand la moindre action semble déjà toxique.
© ArtCatalyse / Marika Prévosto 2012. Tous droits réservés
Exposition du 30 mai au 5 septembre 2010. Le Magasin Centre national d'art contemporain de Grenoble, Site Bouchayer-Viallet, 155 cours Berriat - 38000 Grenoble. Tél.: +33 (0)4 76 21 95 84. Ouverture du mardi au dimanche de 14h à 19h.
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Art Orienté objet, L’Alalie
Le Magasin, Grenoble - 30.05 - 05.09.2010